Alors que 57 chefs d’Etat et de gouvernement de la Francophonie se sont inquiétés dimanche dans une déclaration commune sans précédent du développement de la commercialisation de l’éducation et ont réaffirmé leur engagement en faveur d’une éducation publique de qualité, un groupe de 302 organisations originaires de 38 pays de l’espace francophone lance cette semaine un Appel de la société civile francophone contre la marchandisation de l’éducation.
Cet appel représente une mobilisation exceptionnelle de la société civile francophone, en réponse à la vague de privatisation inédite de l’éducation à travers le monde.
« De nombreux pays en Afrique ont vu le nombre d’écoles privées exploser durant la dernière décennie, en particulier des écoles à bas coût, de mauvaise qualité, visant les populations les plus pauvres. Depuis 2000, la proportion d’élèves scolarisés dans le privé en primaire est passé, par exemple, passée de 10% à 17% au Burkina Faso et a quintuplé en Mauritanie » s’inquiète Samuel Dembelé, président du Réseau africain de campagne sur l’éducation pour tous.
De même, au Maroc, où la part de l’enseignement privé a plus que triplé en seulement quinze ans, « l’Etat a failli à son rôle de garantir une école pour tous. Aujourd’hui l’Etat marocain encourage la privatisation et la marchandisation de l’éducation comme solution aux défis éducatifs du pays. Le Chef de gouvernement a même déclaré que le moment était venu pour que l’Etat lève la main sur l’éducation et la santé », déclare Ibtissam Mzibri, Secrétaire générale du Mouvement Anfass Démocratique (Maroc).
Or, « il a été montré à travers des recherches dans de nombreux pays que la privatisation de l’éducation a des effets désastreux en termes de qualité des contenus éducatifs, de ségrégation et d’inégalités socio-économiques, et donc pour la réalisation des droits de l’Homme, ce qui contrevient aux obligations légales des Etats, » regrette Sylvain Aubry, de l’Initiative mondiale pour les droits économiques, sociaux et culturels.
L’Appel de la société civile francophone contre la marchandisation de l’éducation met en garde contre les différentes formes de marchandisation dans les secteurs de l’éducation formelle et non formelle, et dénonce la transformation de l’éducation en un produit commercial. Il appelle notamment les Etats à :
– mettre en place un système d’éducation publique de qualité et entièrement gratuit,
– réguler l’enseignement privé,
– éliminer les établissements d’enseignement à but commercial.
« Cet Appel démontre que la privatisation de l’éducation est un enjeu crucial à travers le monde, et il constitue un important outil de solidarité, pour nous qui agissons au quotidien en Haïti pour redévelopper notre système éducatif public, alors que près de 80% des établissements scolaires sont privés ! Cela est dû à des décennies d’abandon de l’éducation publique par le gouvernement, et au soutien au secteur privé des bailleurs internationaux tels que la Banque Mondiale et le Partenariat Mondial pour l’Éducation » précise Mona Bernadel du Programme Collectif pour le Développement de l’Éducation et du Dialogue Social en Haïti.
Dans ce contexte, la Déclaration d’Antananarivo, signée au terme du Sommet de la Francophonie 2016 qui s’est tenu à Madagascar les 26 et 27 novembre, et qui reprend une grande partie des revendications de la société civile francophone, constitue un engagement politique majeur. Les 57 Etats membres de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) signataires de la Déclaration s’inquiètent notamment au paragraphe 39 du « développement des établissements scolaires et éducatifs à but commercial ».
« Nous sommes particulièrement inquiets vis-à-vis des chaînes d’écoles privées à but commercial, telles que l’entreprise Bridge International Academies, qui a plus de 400 écoles au Kenya, en Ouganda, et au Libéria, et promeut un modèle d’éducation de mauvaise qualité et hyper-standardisé”, dénonce Carole Coupez de Solidarité Laïque. « Si les pays francophones n’ont pas encore été aussi affectés par ces chaînes d’écoles, il est important qu’ils se mobilisent en amont, et qu’ils promeuvent au niveau international un autre modèle éducatif qui garantisse la justice sociale et la dignité de tous ».
Les Etats de la Francophonie demandent également à l’OIF de « prendre des mesures pour promouvoir des dispositifs institutionnels efficaces de régulation des acteurs privés de l’éducation, afin de garantir la qualité et l’équité des services éducatifs. Sonia Chebbi, de la Fédération Internationale des Céméa (Centres d’Entrainement aux Méthodes d’Education Active) souligne que « les signataires de l’Appel attendent maintenant de l’OIF qu’elle mette en œuvre sans ambiguïté cette demande claire des Etats : agir pour mettre en place une régulation efficace des acteurs privés. Il est crucial de renforcer le travail conjoint de la société civile, de l’OIF et des Etats pour défendre et protéger les systèmes éducatifs publics de qualité dans les secteurs de l’éducation formelle et non formelle ».
Luc Allaire, Secrétaire général du Comité syndical francophone de l’éducation et de la formation conclut : « L’éducation de qualité pour tous ne pourra être atteinte que grâce à un service public d’éducation obligatoire, gratuit et universel. Il s’agit d’un levier incontournable pour mettre un terme aux inégalités scolaires qui sont accentuées par la privatisation et la marchandisation de l’éducation, tant dans les pays du Nord que dans les pays du Sud. »