Expulsions d’étrangers au Sénégal : Et si le Président Diomaye Faye faisait mieux que le Président Macky Sall

Par Mouhamadou Moustapha DIAGNE, juriste spécialisé en droit international des droits de l’homme, Chargé de programme à Amnesty International.

Djibril Agi Sylla, blogueur Guinéen établi au Sénégal depuis le 9 Février 2021 est menacé d’expulsion. Il est jugé, le 16 Avril dernier par le Tribunal d’Instance de Dakar, pour séjour irrégulier. Le délibéré est attendu pour le 23 avril 2024.  En raison de ses jugements critiques sur le régime militaire en place, Djibril craint pour sa vie s’il est refoulé chez lui en Guinée. Les organisations de défense des droits de l’homme ruent dans les brancards.

Cette procédure intervient dans un contexte guinéen marqué, depuis le coup d’Etat militaire du 5 Septembre 2021, par de nombreuses entraves à l’expression des droits et libertés. Des organisations de défense des droits humain, notamment Amnesty International, ont vigoureusement dénoncé les coupures d’internet, la fermeture de radios et télévisions, l’arrestation des professionnels des médias et la traque de guinéens établis à l’étranger.

Le Sénégal a une réputation mondialement connue d’hospitalité et de dialogue. Déjà dans l’exposé des motifs de la loi 71-10 du 25 janvier 1971 relative aux conditions d’admission, de séjour et d’établissement des étrangers, le législateur Sénégalais a exprimé sa volonté de faciliter autant que possible l’accès du Sénégal aux personnes désirant y séjourner ou y fixer leur résidence sans esprit de lucre. C’est dans ce même état d’esprit que le Sénégal a accepté sur la base de l’article 1er du traité instituant la CEDEAO que les ressortissants des Etats membres puissent librement entrer au Sénégal, y voyager, y séjourner et en sortir sur simple présentation du passeport national en cours de validité sans qu’il leur soit exigé l’accomplissement d’aucune autre formalité préalable telle que le visa d’entrée et de sortie.

Par ailleurs, l’Etat du Sénégal a adhéré à la quasi-totalité des traités contenus dans le dispositif conventionnel des Nations Unies relatif aux droits de l’homme dans lequel figure la convention internationale pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille (CTM). Très engagé pour le respect des droits de toutes les personnes vivant sur son territoire, le Sénégal a pris l’option de la consécration constitutionnelle de la primauté des droits humains (art 98 de la Constitution).

Ainsi, en plus de sa stabilité politique et de son hospitalité le Sénégal offre suffisamment de garanties aux étrangers désirant s’établir sur son territoire.

Depuis l’accession du pays à la souveraineté internationale, de nombreux africains victimes de persécutions dans leur propre pays ont fait le choix de s’exiler au Sénégal. Les anciens chefs d’Etat du Cameroun Ahmadou Babatoura Ahidjo et du Tchad Hisséne Habré ont passé des années d’exil au Sénégal. Ils reposent, aujourd’hui, au cimetière musulman de Yoff.

Les étrangers vivants sur le sol sénégalais parce que menacés dans leur propre pays étaient donc rarement inquiétés.  Cette belle posture de l’Etat, qui pendant longtemps a fait du pays de la téranga, une terre d’asile, a connu des soubresauts au lendemain de l’accession du Président Macky Sall à la magistrature suprême. Deux cas emblématiques ont principalement marqué les esprits. L’expulsion, le 18 Avril 2013, de l’opposant gambien, Koukoy Samba Sagna auteur d’un coup d’état militaire manqué en 1981 et l’expulsion le 7 Mai 2013 du journaliste blogueur tchadien Makaila Nguébla. Le Président Macky Sall inaugurait ainsi son magistère par l’expulsion d’étrangers.

Etabli au Sénégal pour y subir un suivi médical dans un hôpital de Dakar (car il était gravement malade), l’opposant gambien Koukoy Samba Sagna fut arrêté le 17 avril 2013 et expulsé le même jour vers le Mali où il n’avait aucune attache familiale et où il ne pouvait pas bénéficier d’un suivi médical approprié.  Il est rapporté qu’aucun motif n’a été servi par le gouvernement du Sénégal pour justifier cette expulsion intervenue quelques mois seulement après que le président Yahya Jammeh ait joué le rôle de médiateur entre le gouvernement du Sénégal et les combattants du Mouvement des Forces Démocratiques de Casamance (MFDC). Ces derniers avaient capturé huit otages dont des soldats sénégalais. Selon la Ligue Sénégalaise des Droits Humains (LSDH), c’est grâce au président Jammeh que les otages ont été libérés en Gambie au mois de décembre 2012 par des membres du MFDC. D’après certaines informations, les autorités sénégalaises ont voulu faire un « acte de reconnaissance » à l’endroit du président gambien en expulsant du territoire national l’opposant Koukoy Samba Sagna sans motif légale.

Aux termes de l’article 9 de la CTM le droit à la vie des travailleurs migrants et des membres de leur famille est protégé par la loi. En l’espèce, cette disposition a été méprisée par l’Etat du Sénégal. En effet, en expulsant Monsieur Sagna gravement malade dans un pays où il ne pouvait pas se faire soigner, le régime du président Macky Sall l’a entrainé vers une mort certaine. Il mourut finalement le 18 Juin 2013 au Mali des suites de cette maladie. Il est enterré le 24 juin 2013 au cimetière musulman de Yoff.

Le journaliste blogueur tchadien qui vivait au Sénégal depuis 2005 était considéré comme un opposant au régime du président Idriss Deby car il faisait des sorties régulières pour dénoncer sa politique notamment « ses pratiques antidémocratiques ». Pour rappel, Monsieur Makaila n’avait pas le statut officiel de réfugié, même s’il soutenait avoir fait la demande dès son arrivée au Sénégal. Par conséquent, il pouvait, au pire des cas, être considéré comme un migrant en situation irrégulière au regard de son activité professionnelle. Makaila Nguébla exerçait sa profession de journaliste à la radio Manooré FM. Il était donc sous la protection de l’article 2.1 de la CTM qui reconnait le statut de migrant aux personnes qui vont exercer, exercent ou ont exercé une activité rémunérée dans un Etat dont elles ne sont pas ressortissantes.

Le 7 mai 2013, il est arrêté par la Direction de la Surveillance du Territoire (DST). Le soir même de son arrestation, il est expulsé vers la Guinée où il n’avait aucune attache familiale ni des connaissances. Il lui est reproché d’avoir usé de sa liberté d’expression à l’endroit de son pays d’origine, le Tchad. Par cet acte, l’Etat du Sénégal a violé l’article 13.2 de la CTM qui reconnait au travailleur migrant la liberté d’expression : « Les travailleurs migrants et les membres de leur famille ont droit à la liberté d’expression ; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considérations de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de leur choix. »

Dans l’euphorie de la deuxième alternance démocratique, qui marquait l’accession du président Macky Sall à la présidence de la République du Sénégal et pendant une période dite de grâce ou tout regard critique, porté sur les actes du président nouvellement élu, pouvait être appréhendé comme un crime de lèse-majesté, les messages d’alerte des organisations de défense des droits de l’homme perçaient difficilement les murs du palais présidentiel. Le pire a toutefois été évité. Ces deux étrangers indésirables au Sénégal n’ont, fort heureusement, pas été renvoyés dans leur pays d’origine ou ils risquaient d’être emprisonnés, torturés ou même tués.

En attendant la décision du tribunal, le Président Bassirou Diomaye Faye, tout comme son prédécesseur le Président Macky Sall pour les deux cas précités, serait amené, à l’aube de son premier mandat présidentiel, à trancher la lancinante question de l’expulsion du blogueur guinéen Djibril Agi Sylla. Le président Bassirou Diomaye Faye ne saurait faire autant ni pire que le Président Macky Sall. Il doit faire mieux.

Le pire serait d’expulser le blogueur et de le renvoyer chez lui en Guinée. Djibril Agi Sylla, selon un de ses avocats, vit depuis 2021 au Sénégal avec deux femmes et neuf enfants.  Très critique envers la junte militaire au pouvoir en Guinée, sa cousine Bineta Jacobsen déclare dans la presse qu’il risque l’emprisonnement arbitraire et des actes de torture. Au regard de la situation politique actuelle en Guinée et de la posture de Monsieur Sylla envers le régime, sa vie serait en danger dans son propre pays. Djibril Agi Sylla se réfugie aujourd’hui au Sénégal du fait de ses opinions politiques et craint de retourner dans son pays. Il n’a pas réclamé la protection de son pays même s’il a manqué d’entamer la procédure d’asile qui l’aurait placé sous une protection internationale de substitution.

Tout comme le journaliste blogueur tchadien Makaila Nguébla, Djibril Agi Sylla n’a pas le statut de réfugié. Il n’a pas non plus celui de demandeur d’asile. Toutefois à la différence du blogueur tchadien, son pays d’origine, la Guinée, est membre de la CEDEAO. Or il est établi par l’article 2 du protocole sur la libre circulation des personnes et des biens que : « Les citoyens de la Communauté ont le droit d’entrer de réaliser et de s’établir sur le territoire des Etats membres » Même si l’Etat du Sénégal arrivait à établir que son séjour est irrégulier, il devra en vertu du protocole additionnel portant code de conduite pour l’application du protocole sur la libre circulation des personnes, le droit de résidence et d’établissement, s’assurer du respect des droits fondamentaux qui lui sont garantis. En effet, toute mesure d’expulsion lorsqu’elle est de nature à entrainer la violation des droits fondamentaux de l’homme est prohibée par l’article 3 dudit protocole additionnel. En l’espèce, nul doute que les droits fondamentaux du blogueur guinéen et des membres de sa famille soient gravement menacés.

Le régime du président Macky Sall, malgré les violations notées dans les procédures d’expulsion de Koukoy Samba Sagna et Makaila Nguébla, avait tout de même mis en application le principe du non refoulement. En effet, selon l’article 3 de la convention des nations unies contre la torture, aucun Etat partie n’expulsera, ni ne refoulera, ni n’extradera une personne vers un autre Etat ou il y’a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture. Pour déterminer s’il y’a de tels motifs, les autorités compétentes tiendront compte de toutes les considérations pertinentes, y compris, le cas échéant, de l’existence, dans l’Etat intéressé, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves flagrantes ou massives.

Si à l’image du Président Macky Sall, le Président Diomaye Faye décidait d’expulser Djibril Agi Sylla dans un autre pays que la Guinée en violation des textes de la CEDEAO, il y’aurait une bonne raison de douter de sa volonté de repositionner le Sénégal dans l’espace communautaire et de tirer l’Afrique, comme annoncé, vers la prospérité.

La meilleure décision à prendre sur le cas de Djibril Agri Sylla serait de lui permettre de régulariser sa situation. Cette décision serait en conformité avec l’article 5 du protocole additionnel portant code de conduite pour l’application du protocole sur la libre circulation des personnes, de prendre toutes les mesures appropriées qui sont de nature à permettre ou à faciliter la régularisation de la situation du blogueur guinéen. Elle confirmerait davantage le repositionnement diplomatique du Sénégal en tant que terre d’asile et d’Etat protecteur des droits humains.

Monsieur Sylla n’est pas un danger pour le Sénégal. Il court cependant un grand risque en Guinée.