Le Mali connait depuis 2018 une hausse des crimes de guerre et des violences contre les civils, en particulier dans les régions du Centre (Mopti et Ségou). En dépit des engagements et de l’ouverture d’enquêtes, la justice tarde à être rendue aux victimes et/ou à leurs familles, et l’impunité règne toujours, écrit Amnesty International dans un nouveau rapport publié le 13 avril 2021.
Le rapport de 64 pages d’Amnesty International, Mali. Des crimes sans coupables : analyse de la réponse judiciaire aux crimes dans le centre du Mali, fait l’état des lieux des enquêtes concernant plusieurs crimes commis au centre du Mali depuis 2018, et identifie différents obstacles institutionnels et légaux contribuant au déni de justice et de vérité pour les victimes.
Malgré les engagements répétés des autorités maliennes, plusieurs enquêtes judiciaires, comme portant sur les tueries d’Ogossagou et de Sobane Da, ont peu avancé ou sont au point mort, alors que les victimes continuent de réclamer justice, tout en craignant des représailles en l’absence de mesures de protection.
« La lutte contre l’impunité est primordiale pour répondre au droit des victimes et de leurs familles à la justice et contribuer à la non-répétition des crimes contre les civils. Les autorités maliennes doivent concrétiser leurs engagements en plaçant la justice au centre de leurs actions », a déclaré Samira Daoud, directrice du bureau régional d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre.
Si les enquêtes judiciaires sont difficiles en raison du conflit et de l’insécurité dans le centre du pays, ce rapport montre que des réformes législatives et institutionnelles, des moyens techniques et financiers supplémentaires pour le système judiciaire et une volonté politique plus ferme sont nécessaires pour permettre des avancées significatives en matière d’enquête et de poursuites des crimes de droit international, dans le respect des normes internationales de protection des droits humains.
Un cadre légal imparfait
L’un des facteurs favorisant l’impunité pour les crimes liés au conflit armé est l’imperfection du cadre légal. La loi d’entente nationale, votée dans le sillage de l’accord de paix de 2015, amnistiant plusieurs « faits pouvant être qualifiés de crimes ou délits (…) » est ambiguë sur le champ d’application temporel et matériel exact de ces amnisties. Ces ambiguïtés doivent être dissipées pour s’assurer notamment que les amnisties ne concernent pas les violations graves des droits humains dans le contexte du conflit armé.
« Dans le cadre de la révision des principaux Codes de Justice, les autorités maliennes doivent harmoniser leur cadre légal avec le droit international et accorder aux tribunaux civils la compétence exclusive sur les crimes de droit international », a déclaré Samira Daoud.
Par ailleurs, si en 2019, le Pôle judiciaire spécialisé sur le terrorisme et la criminalité transnationale organisée a vu ses compétences étendues à tout le territoire national et sur tous les crimes de droit international, en pratique, c’est la justice militaire qui exerce sa compétence sur les crimes commis contre les civils par les militaires en opérations. Ceci est en contradiction avec les Directives et Principes sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique (2003) de la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples qui spécifient que les tribunaux militaires doivent connaitre uniquement des infractions purement militaires et ne pas connaitre des crimes commis contre des civils.
D’autres dispositions comme l’Accord de défense de juillet 2014 entre le Mali et la France octroyant aux tribunaux français la primauté de juridiction concernant « tout acte ou négligence d’un membre de son personnel dans l’exercice de fonctions officielles », peuvent obstruer l’action de la justice malienne sur les allégations de crimes commis par les militaires français en opération au Mali. C’est notamment le cas pour le bombardement par l’armée française d’une cérémonie de mariage à Bounti (région de Mopti) le 3 janvier 2021, au cours duquel 19 civils et 3 membres présumés de groupes armés ont été tués, selon une enquête de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA).
Des obstacles à la justice à lever
Les procédures judiciaires ouvertes par les autorités judiciaires maliennes sont entravées par l’insécurité dans le centre du pays qui limite l’accessibilité des sites des crimes aux enquêteurs et juges d’instruction. Le personnel judiciaire demeure dépendant de l’appui logistique de l’armée malienne et de la MINUSMA pour pouvoir accéder à certaines zones. Les demandes des juges concernant l’exécution de mandat d’arrêt ou la mise à la disposition de la justice de suspects – en particulier s’agissant de militaires, ne sont pas exécutées. Ainsi, plusieurs enquêtes sur des affaires emblématiques concernant des crimes commis depuis 2018 ont peu avancé ou sont au point mort. C’est le cas notamment des enquêtes portant sur les homicides illégaux et exécutions extrajudiciaires, dont certains constituent des crimes de guerre, commis à Ogossagou, (157 personnes tuées en mars 2019 et 35 en février 2020), Sobane-Da (35 personnes tuées en juin 2019), Nantaka (25 personnes tuées en juin 2018), Massabougou (9 personnes tuées en juin 2020), Binédama et Yangassadiou (respectivement 37 et 15 personnes tuées en juin 2020).
Tel qu’en témoigne un juge impliqué dans l’instruction de ces dossiers : « La priorité à l’heure actuelle est que l’État soit présent [dans les zones où elle est absente], pas l’accès à la justice. Une enquête est ouverte certes, mais ça prend du temps. Ce sont des crimes imprescriptibles et le temps est avec le Pôle judiciaire spécialisé. Et soyons lucides, dans beaucoup de ces incidents, l’instruction n’est pas possible [à ce stade] »
L’absence de protection des victimes et des témoins constitue un autre frein aux instructions en cours, en raison des risques réels de représailles. « Dans les villages, tout le monde se connait. Il ne faut pas se voiler la face : tout le monde sait qui a parlé à la justice », résume un juge instructeur interviewé par Amnesty International.
En même temps que les enquêtes sur les crimes subis par la population au centre du pays piétinent, les autorités maliennes expédient des procédures judiciaires concernant des faits supposément perpétrés dans les mêmes régions qu’elles qualifient de « terrorisme » et qui ne concernent pas les crimes commis contre les civils. En octobre 2021, les autorités maliennes ont organisé une session spéciale d’assises, au cours de laquelle 47 affaires ont été enrôlées. Certaines de ces procédures sont entachées de graves violations des droits des accusés, qui sont détenus par la Direction Générale de la Sécurité d’État (DGSE) de manière incommunicado, parfois sans qu’aucune charge ne soient portées contre eux, et possiblement soumis à des actes de torture ou autres mauvais traitements, durant des semaines ou des mois avant d’être envoyés au procès. Souvent, ces personnes ne voient un avocat que le jour du procès et sont jugés de manière expéditive. Ces pratiques de la DGSE, organe de renseignement sans lien avec l’appareil judiciaire, sont contraires aux obligations du Mali en matière de protection des droits humains, en particulier le droit à être détenu dans des conditions humaines et le droit à un procès équitable.
« Ils t’enlèvent et tu ne sais même pas qui t’a enlevé. Après les juges font le jeu de la Sécurité d’État », précise un acteur de la société civile. « Oui, la sécurité d’État n’est pas un lieu de détention mais c’est nous [la justice] qui les gardons là-bas. La Maison d’arrêt et de correction de Bamako est une passoire », justifie un magistrat interviewé par Amnesty International.
L’Etat doit arrêter toutes les détentions incommunicado de personnes au sein de la Sécurité d’État et empêcher toute intrusion illégale de la Sécurité d’État dans les procédures judiciaires en cours. D’ici-là, l’accès doit être facilité à la Commission Nationale des Droits de l’Homme, du CICR et de la MINUSMA, aux lieux de détention, sous le contrôle de la DGSE.
“Les détentions illégales au sein de la DGSE doivent immédiatement cesser et les autorités doivent diligenter des enquêtes sur toutes les allégations de tortures commises en détention. Les suspects doivent pouvoir effectivement bénéficier d’un avocat dès les premiers moments après leur arrestation, a déclaré Samira Daoud, directrice du bureau régional pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre
Un sursaut nécessaire pour sortir de cette impasse
L’impunité des crimes les plus graves favorise leur répétition et le cycle de violences. Le respect des droits humains, du droit international humanitaire et du droit des victimes à la justice et à la vérité est une obligation de l’État du Mali et ne doit pas être subordonné à un impératif sécuritaire.
« Nous appelons les autorités maliennes à passer à l’action, en prenant des mesures pour la protection des victimes et des témoins et, avec l’appui de leurs partenaires, en renforçant les capacités techniques, financières et humaines du secteur judiciaire en vue de s’assurer que toutes les personnes suspectées de crime de droit international soient poursuivies et jugées dans le cadre de procédures équitables », a déclaré Samira Daoud
Méthodologie
Ce rapport s’appuie sur une série d’entretiens menés par Amnesty International lors de deux missions de recherche à Bamako en juin et octobre 2021, de l’analyse de documents juridiques et judiciaires, enquêtes et autres rapports ainsi que sur l’observation de procédures judiciaires au Mali. Au total, 35 personnes ont été interviewées dans le cadre de cette recherche, incluant des membres du gouvernement, du Pôle judiciaire spécialisé en charge de la lutte contre le terrorisme et de la criminalité internationale organisée, des tribunaux de Mopti et de la Cour d’appel de Bamako, des enquêteurs de la Brigade d’investigations spécialisées, des magistrats des tribunaux militaires de Bamako et de Mopti, des avocats et membres de la société civile impliqués dans certains des dossiers judiciaires.